Partagons nos lectures

Publié le par Sandy et Claire


Cet espace vous permet de faire découvrir un texte, un auteur ou un livre qui vous a particulièrement plu. Il peut d’agir d’écriture mais aussi de littérature de toute sorte, l’essentiel étant de parler d’un texte qui nous a touché.

 

 

 

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C
Bonjour, j’adore les nouvelles et plus particulièrement l’auteur Dino Buzzati, je voudrais vous faire découvrir un de ses textes qui m’a particulièrement.<br /> Il s’agit d’une déclaration d’amour, jusque là rien de très original, mais la prouesse d’écriture de l’auteur sur ce texte est phénoménale, aussi bien au niveau de la construction que du rythme et de la construction, je vous laisse découvrir, n’hésitez pas à me donner votre avis !<br /> <br /> Claire G.<br /> <br /> Je voudrais que tu viennes me rejoindre par un soir d’hiver et que, serrés l’un contre l’autre, contemplant l’obscurité de la rue déserte et glacée, nous nous rappelions ces autres hivers fabuleux où nous vivions ensemble, sans le savoir. Nous allions alors toi et moi par les mêmes sentiers enchantés, d’un pas timide, au milieu des forêts infestées de loups, et les farfadets nous épiaient au travers des ramées de lierre qui tombaient d’une tour, encerclée de volées de corbeaux. Là, ensemble sans en rien savoir, nous portions peut-être le même regard vers cette vie mystérieuse qui nous attendait. En ce lieu, pour la première fois, palpitaient en chacun de nous de tendre et fougueux désirs…<br /> « Te souviens tu ? » nous demanderions-nous l’un à l’autre, en nous serrant doucement l’un contre l’autre, dans la tiédeur de cette chambre, et tu me sourirais, confiante, tandis qu’au-dehors les tôles secouées par le vent vibreraient en sourdine.<br /> Mais - j’y pense maintenant – tu ne sais rien des fables antiques, des rois légendaires, des ogres et des jardins secrets. Tu n’es jamais passée, émerveillée, sous ces arbres magiques qui parlent avec des voix humaines ; tu n’es jamais venue frapper aux porches des châteaux déserts ; tu n’as jamais couru dans la nuit vers une lueur inaccessible ; tu ne t’es jamais endormie sous les étoiles d’Orient, bercée par le balancement d’une pirogue sacrée. Contre la fenêtre, en cette soirée d’hiver, nous resterions sans doute muets, moi me perdant dans mes fables anéanties, toi avec d’autres songes dont j’ignore tout. Je te demanderais : « Te souviens-tu ? » mais toi, tu ne te souviendrais pas.<br /> <br /> Je voudrais me promener avec toi, par un jour de printemps, sous un ciel un peu gris, avec quelques feuilles mortes restant encore de l’année précédente et tourbillonnant dans le vent, par les rues d’un faubourg de la ville, et que ce soit un dimanche. Dans ces banlieues jaillissent souvent des pensées mélancoliques et grandioses ; et à certaines heures flotte une sorte de poésie qui fait vibrer ensemble les cœurs de ceux qui le désirent. En outre, naissent d’indicibles espérances, encouragées par les horizons infinis qu’on découvre au-delà des maisons, par les trains qui s’enfuient et les nuages qui accourent du grand nord. Nous nous entrelacerions simplement les mains et irions d’un pas léger, tenant des discours insensés, stupides et chaleureux. Jusqu’à ce que s’allument les réverbères et que les immeubles délabrés suintent les histoires sinistres de la ville, les aventures, les romances si longtemps attendues. Alors nous demeurerions silencieux, nous tenant toujours par la main, car les âmes n’ont pas besoin de mots pour se comprendre.<br /> Mais toi – je m’en souviens maintenant -, tu ne m’as jamais dit de choses insensées, stupides et chaleureuses. En conséquence, tu ne peux apprécier ces dimanches dont je parle, pas plus que ton âme ne saurait parler à la mienne en silence, ni reconnaître au moment voulu l’enchantement de la ville ou les espérances qui nous viennent du grand nord. Tu préfères les lumières, la foule, les hommes qui te regardent, les rues où l’on prétend qu’on peut rencontrer la fortune. Tu es tellement différente de ce que je suis que, si tu venais te promener avec moi ce jour-là, bien vite tu te lamenterais, tu te dirai épuisée, et rien d’autre.<br /> <br /> Je voudrai aussi me rendre avec toi en plein été dans une vallée solitaire, riant sans cesse de tout et de rien, explorant les secrets des buissons, des chemins poussiéreux, des maisons abandonnées. Nous arrêter sur le pont de bois pour contempler l’eau qui passe ; écouter contre les poteaux télégraphiques cette longue, interminable histoire qui vient du bout du monde et dont on se demande où elle pourrait finir. Et cueillir les fleurs des près et là, étendus sur l’herbe, dans le silence ébloui de soleil, observer l’immensité du ciel, les petits nuages blancs qui le parsèment et la cime des montagnes. Tu t’écrierais « Que c’est beau ! » Tu n’aurais rien d’autre à dire que cette banalité tant nous serions heureux ; notre corps aurait oublié le poids des ans, nos âmes auraient retrouvé leur fraîcheur, comme si elles venaient à peine d’éclore.<br /> Mais toi – J’y pense maintenant – tu regarderai alentour sans comprendre, tu t’arrêterais j’en ai bien peur pour examiner un de tes bas, tu me demanderais une autre cigarette, impatiente du retour. Et tu ne me dirais pas « Que c’est beau ! » mais d’autres pauvres riens sans aucun intérêt pour moi. Parce que malheureusement c’est ainsi que tu es faite. Et nous ne serions ni l’un ni l’autre heureux, pas même pour un petit instant.<br /> <br /> Je voudrais même - laisse moi te le dire -, je voudrais que nous arpentions bras dessus bras dessous par un soir de novembre ls grandes rues couvertes de la ville dont le ciel n’est qu’un pur cristal. Quand les rêveries de l’existence courent au dessus des coupoles vitrées et viennent frôler la foule qui grouille tout au fond du gouffre que sont ces rues déjà emplies de tant et tant d’inquiétudes. Quand le souvenir des ages heureux et le présage des temps à venir passent par-dessus la terre, laissant derrière eux comme un sillage de divine musique. Et nous regarderons, avec la candeur arrogante des enfants, le visage de ces autres qui par centaines formeront le flot discontinu passant prés de nous. Nous leur enverrons sans y prendre garde des éclats de notre joie et ils seront tous contraints de nous regarder à leur tour, non par jalousie ou ressentiment : tout au contraire ils souriront un peu, débordant de gentillesse grâce à ce genre de soirée particulière qui sait guérir toutes les faiblesses humaines.<br /> Mais toi – je ne le sais que trop – au lieu de contempler le plafond de cristal et les élégantes colonnades caressées par le soleil couchant, tu voudrais t’arrêter pour lécher les vitrines, leurs ors, leurs soieries, leur opulence de misérables colifichets. Et, du coup, tu ne saurais déceler ni les chimères ni les présages qui t’entouraient, et tu ne te sentirais pas appelée, comme je le suis, à une superbe destinée. Tu ne pourrais pas plus entendre cette musique subtile que tu ne comprendrais le pourquoi de cette de cette lueur chaleureuse à notre égard dans le regard des passants. Tu ne saurais penser qu’à ton pauvre lendemain, et ce serait bien inutilement qu’au-dessus de ta tête les statues d’or en haut de leur clocheton lèveraient leur épée vers les derniers rayons du soleil. Et je demeurerai seul.<br /> <br /> C’est inutile. Peut-être que ces pensées ne sont qu’élucubrations et toi meilleure que moi, n’exigeant pas autant de la vie. Oui, tu as peut-être raison et ce serait folie que d’essayer. Mais au moins, oui, cela du moins : j’aimerai tant te revoir. Qu’il arrive ce qu’il arrivera, du moins serons nous ensemble, et heureux. Peu importe après tout que ce soit de jour ou de nuit, en été ou en automne, dans un pays inconnu, dans une maison délabrée, une auberge sordide. Il me suffira de t’avoir prés de moi. Je n’irai pas me perdre dans l’écoute des mystérieux grincements du grenier – je te le promet -, je ne contemplerai pas les nuages, je resterai sourd à la musique, au murmure du vent. Je renoncerai à toutes ces choses inutiles que j’aime tant. Je serai patient si tu ne veux comprendre ce que je te dis, si tu te mets à m’entretenir d’affaires qui me sont totalement étrangères, si tu te lamentes à propos de vêtements démodés, ou de gros sous. Au diable ce que l’on nomme poésie, rêverie, mélancolie, ces grandes complices de l’amour. Mais je t’aurai prés de moi. Et tu verras, à la longue, nous parviendrons à trouver un certain bon heur, bien simplement, rien que nous deux : un homme et une femme, comme il est d’usage que cela se passe partout ailleurs dans le monde.<br /> Mais toi – j’y pense maintenant -, tu es trop loin, à des centaines et des centaines de kilomètres difficiles à franchir. Tu te trouves en plein milieu d’une vie dont je ne sais rien, d’autres hommes sont auprès de toi, et sans doute leur souris-tu, comme tu me souriais jadis. Il ne t’auras pas fallu bien longtemps pour m’oublier. Tu ne parviens même probablement plus à te souvenir de mon nom. Je suis désormais sorti de toi, une ombre parmi tant d’autres ombres. Et pourtant, je ne sais que penser à toi, et j’ai plaisir encore à te parler de toutes ces choses là. <br /> <br /> Requêtes superflues Dino Buzzati issu du recueil de nouvelles « Panique à la Scala »
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